Le fuseau, de l’extension à la flexion.
Le Dauphiné Libéré 25 décembre 2023 Antoine Chandellier
Le fuseau, ce pantalon des champions qui changea le ski
Jadis pantalon de ski des champions , c’est désormais celui qui façonne une ligne d’enfer en mode chic. Ne pas confondre : le vrai fuseau tient aux élastiques sous les pieds. À Megève, fief de l’invention en 1930, on ne badine pas avec ça !
La toujours très chic station de Megève n’a pas le mont Blanc comme ses voisines Saint-Gervais et Chamonix. Mais elle peut se targuer de deux grandes premières. Il y a 90 ans, son massif de Rochebrune était équipé du premier téléphérique dédié aux skieurs en France. Trois ans auparavant, des doigts d’or du tailleur de la place, Armand Allard, alchimiste du drap de laine, ciseleur de beaux costumes, jaillit ce bas qui allait révolutionner l’art de dévaler les pistes.
L’esprit Allard
Mais Allard, en une nuit de 1930, créa ce patron qui allait tout changer. Pour mieux fuseler le pantalon, il eut l’idée d’un double élastique sous le pied calant le bas de tissu dans la chaussure. Le modèle du « pantalon sauteur » des débuts, d’abord coupé dans le très thermorégulant et imperméable drap de Bonneval, va s’affiner petit à petit pour coller aux canons du « flexion extension » avec des textiles plus souples. Allard ajoutera la tricotine, tissage aux mailles entrelacées et c’est dans une tenue un peu plus aérodynamique qu’Allais est sacré champion du monde en 1937 à Chamonix. Le ski est encore un sport de nantis, mais il fait la renommée de la maison Allard, dont l’atelier a pignon sur rue à Megève, XXIe arrondissement de Paris comme la surnommera Cocteau. « Mon grand-père montait à la capitale prendre les mesures de ses clients et taillait tout l’automne. Leur fuseau était prêt à leur arrivée dans la station à Noël », indique Antoine, le petit-fils qui tient aujourd’hui la célèbre boutique au double A, immuable dans le paysage, place de la mairie.
« On en vend encore jusqu’à 400 par an. Mais la demande a évolué. Le fuseau s’est transformé en pantalon plus féminin ». En 2023, les modèles en tissu imperméable Schoeller sont produits chez Jonathan & Fletcher, à Annecy, spécialiste dans la fabrication du ski de course. Mais sur place, deux couturières assurent la maîtrise des retouches. « Un fuseau ne tolère d’être ni trop long, au risque de perdre en élégance, ni trop court, synonyme d’inconfort ». Si la silhouette demeure, sa conception a bien évolué en 93 ans.
Fusalp, et l’élastique sauta
Après-guerre, les grands couturiers se damnent pour le fuseau qui donne aux mannequins une silhouette si élancée. Hermès sort un modèle prince de Galles, rouge et gris. Allard n’a pas le monopole. Son concurrent allemand – et un temps allié – Bogner fabrique du fuseau depuis 1936 mais sera le premier à en vendre aux États-Unis. Et là-bas, la marque munichoise passe pour l’inventrice, au point que son nom passe dans le langage courant comme Poma pour désigner le téléski.
Sous l’impulsion des géants de la chimie, le monde du textile voit arriver nylon, tissus et matières plus élastiques en chaîne et en trame. Allard, toujours à la pointe, adopte le « Sporaise », gabardine de laine tissée de fils de latex, imperméable. Et non loin de là, à Annecy, le tailleur Henri Veyrat et le créateur Georges Ribolat ajoutent une bande latérale « Elastiss » qui confère au fuseau plus d’extension et d’aérodynamisme, propulsant Vuarnet et sa position de l’œuf. Le duo inaugure l’ère industrielle d’un vêtement désormais populaire. Le Fizz, fuseau des Alpes de Fusalp, sera porté par les plus grands champions français, Killy, Goitschel, Périllat, jusqu’au triomphe des Jeux de Grenoble.
Las, une invention chasse l’autre. Lange lance la chaussure à coque plastique rigide qui va remplacer les brodequins de cuir à lacets. Et Fusalp fait sauter l’élastique, sortant le pantalon de la chaussure de ski et protégeant le pied de la neige par un double bas en nylon façon patte d’éléphant. La marque au logo bleu blanc rouge vendra jusqu’à 200 000 de ces pantalons qui, aux dires des puristes, ne correspondent plus à ce que l’on appelait un fuseau. Reprise un temps par le groupe Empain-Schneider, elle ira de Charybde en Scylla jusqu’à sa renaissance en 2013, dans les mains de la famille Lacoste. Pour Sophie Lacoste, qui copréside désormais Fusalp, « le fuseau reste l’ADN de la marque. Reconnaissable à sa silhouette ». Les lignes relancées, sans élastique sous le pied, donnent à la skieuse un galbe de déesse.
Pour Antoine Allard, les chaussures à coque rigide ont marqué la fin du fuseau de compétition d’origine, faisant sortir le vêtement des champs de neige. « Dans les années 60, au temps du yéyé, il commençait déjà à se porter sur les pistes de danse ». Et son retour en mode dans les années 2000 coïncide avec un nouvel usage, façon legging et fashion week, à la ville comme à la montagne.
Chez Allard, qui n’a jamais cessé d’en fabriquer, Antoine résume l’esprit de ses modèles actuels : « On ne le porte pas pour faire une grande journée de poudreuse mais pour l’après-ski ou le ski terrasse, dont on est très friand à Megève ».
l’article complet : https://c.ledauphine.com/societe/2023/12/24/le-fuseau-de-l-extension-a-la-flexion